Un grand nombre de psychanalystes travaillent dans des institutions qui portent le label de la Santé mentale. Le psychanalyste est en effet concerné par une clinique des ravages liés au discours de l’Autre, que Freud a désigné comme « malaise dans la civilisation ». Or, quand un psychanalyste occupe la place du travailleur de la Santé mentale, il entretient un débat permanent et bien nécessaire avec ce concept, car il y a une antinomie entre la notion de Santé mentale et la psychanalyse.
Là où la Santé mentale se met au service de l’ordre public1, la psychanalyse tente d’aménager une place pour la « dinguerie » de chacun. Là où la Santé mentale tente
de standardiser le désir pour mettre le sujet au pas des idéaux communs, la
psychanalyse soutient une revendication du droit au « pas comme tout le monde »2. Là où la Santé mentale porte la trace d’une charité, la psychanalyse, selon le mot de Lacan, « décharite » et soulage le sujet de la volonté de « l’Autre qui vous veut du bien ». En effet, plutôt que de se vouer à se coltiner la misère du monde, le psychanalyste tâche d’incarner la cause du désir pour le sujet de l’inconscient3.
Mais pourquoi mettre en question l’existence même de la Santé mentale ?
C’est que les tournures que prend l’usage de ce terme depuis quelques décennies sont corrélées à une dilution inquiétante de la clinique « psy ». Jadis la confrontation entre les disciplines impliquées dans la Santé mentale était source d’un débat rigoureux, dont les fondements scientifiques étaient repérables. Les protagonistes de ce débat n’ont eu de cesse à raffiner leurs observations cliniques afin de fonder leurs arguments.
Aujourd’hui ce débat s’est éteint. Les États ayant fait de la Santé mentale leur affaire, c’est la coordination politique et économique de son action qui est à l’avant‐plan. Les figures qui représentent l’Autre de la Santé mentale poussent vers un consensus, là où jadis il y avait un débat de savants4. Ainsi le DSM, afin d’éviter tout grincement, se veut « a‐théorique » et sa rédaction se mesure à l’échelle de la norme statistique et de l’opinion publique. Certaines universités tentent de diluer la clinique des souffrances psychiques dans un flou « bio‐psycho‐social ». La définition de la Santé mentale par l’OMS dans des termes de « promotion du bien‐être » et de « prevention des troubles mentaux » étend son action à tous, sans distinction.
Ce consensus crée un brouillard épistémique qui éloigne la Santé mentale du réel de
la clinique. L’idée d’un trouble mental qui serait objectivable et curable écarte l’étude du symptôme qui conjugue la jouissance singulière du sujet avec sa vérité. La
référence au « bien‐être » n’est qu’une réduction des vertus préconisées jadis par les sagesses à un hygiénisme qui se donne des allures scientifiques.
Sur le terrain, ce flou n’est pas sans effets. L’évaluation basée sur des questionnaires parasite la rencontre clinique véhiculée par la parole et le transfert. La nosographie psychiatrique s’est transformée en continuum qui gomme les différences entre les souffrances psychiques aiguës et la simple condition humaine. Le marché des psychotropes profite sans doute de cette globalisation du champ d’application de la Santé mentale, devenue un idéal à atteindre. Les thérapies cognitivocomportementales, qui font fi du sujet de l’inconscient, tentent de s’imposer au nom d’une grande efficacité démontrée « scientifiquement ». Nous nous trouvons face à une doctrine clinique qui prétend que le « trouble mental » est pour tout le monde, tandis que l’inconscient n’est pour personne. Du coup, les cas présentant une souffrance aiguë avec un danger de passage à l’acte passent souvent à la trappe.
Nombre de praticiens en Europe résistent à ce mouvement de dilution et tiennent à l’orientation psychanalytique. Toutes les mesures sont bonnes afin de les soumettre à la liquidité épistémique et éthique qui s’installe : l’appel au législateur et aux etudes « scientifiques » afin de discréditer leurs formations et leurs pratiques, et si cela n’est pas assez, le dénigrement voire la diffamation.
Adhérents à la psychanalyse lacanienne, nous faisons partie de ces praticiens. Nous
ne cédons ni sur notre orientation, ni sur la rigueur clinique qu’elle exige. Mais nous
déplorons les ravages commis au nom de la Santé mentale qui nous ont privés de
quelques interlocuteurs sérieux. Aussi, nous ne revendiquons pas un consensus, nous revendiquons un débat. De là notre question : que veut dire aujourd’hui la Santé mentale ? Et de surcroît : existe‐t‐elle ?
Gil Caroz
Directeur de PIPOL 5
EuroFédération de Psychanalyse
1 J.‐A. MILLER, « Santé mentale et ordre public », Mental, n°3, Janvier 1997.
2 J.‐A. MILLER, « Choses de finesse en psychanalyse », cours du 19/11/2008.
3 LACAN J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
4 AFLALO A., L’assassinat manqué de la psychanalyse, Nantes, Cécile Defaut, 2009.